Les peines prononcées

Les peines prononcées : quels écarts à affaires équivalentes ?

Les magistrats sont en permanence tiraillés entre l’objectif de rendre des décisions de justice impartiales et égales pour tous les citoyens et la nécessité d’individualiser les peines à chaque prévenu, le tout en étant les plus productifs possible. Ces objectifs complexes et ambivalents produisent naturellement des disparités dans les peines prononcées par la Justice, à plusieurs niveaux :

  • des disparités entre tribunaux
  • des disparités entre juges d’un même tribunal
  • et même parfois des disparités chez un même magistrat en fonction des circonstances du moment ou des caractéristiques du prévenu

Les disparités dans les peines prononcées et exécutées peuvent également provenir des actions et décisions d’autres acteurs de la chaîne pénale qui interviennent en amont (comme les parquetiers ou les avocats) ou en aval (les juges de l’application des peines par exemple). 

Enfin, des disparités surviennent au cours du temps en fonction des réformes qui modifient la répression de certains faits (comme avec l’introduction des peines plancher en 2007) ou durant des chocs particuliers comme la crise du Covid-19. 

Cette page aura vocation à traiter ces différents angles, mais en l’état actuel, sont traités deux aspects : 

  1. les écarts de peines prononcées entre tribunaux voisins
  2. le traitement pénal spécifique des prévenus étrangers

Les disparités de peine entre tribunaux

Pour des faits et des profils de prévenus similaires, les écarts de peine d’un tribunal à l’autre peuvent être importants, y compris lorsqu’il s’agit de faits très homogènes et de tribunaux voisins. C’est ce qu’illustrent les données relatives à 4 000 infractions routières (essentiellement des conduites en état alcoolique, des défauts de permis de conduire et des défauts d’assurance) récoltées dans 7 tribunaux du sud-est de la France. Cette collecte a été menée dans le cadre du projet de recherche sur “La barémisation de la justice pénale” (2016-2019) financé par le GIP Droit & Justice du Ministère de la Justice.

Sur les graphiques ci-dessous apparaissent les écarts estimés entre tribunaux dans la probabilité de subir une condamnation à une amende, une peine probatoire de milieu ouvert (sursis, sursis avec mise à l’épreuve, TIG, etc.) ou une peine de prison ferme. L’un des tribunaux (le TGI 4, le plus grand dans l’échantillon) sert de référence pour comparer les tribunaux entre eux. Ces comparaisons entre tribunaux tiennent compte des caractéristiques principales de chaque affaire, en particulier le type d’infraction, le passé pénal de son auteur (état de récidive, réitération, ou aucun antécédent), sa situation professionnelle, son sexe et son âge.

Les estimations économétriques proviennent de modèles Probit Ordonnés Généralisés.

Ecarts estimés dans la nature des peines prononcées d’un tribunal à l’autre, à affaire équivalente

Les résultats font apparaitre de grandes différences dans les types de peines prononcées entre tribunaux voisins : 

  • A gauche pour des affaires équivalentes, les TGI 1 et 2 recourent par exemple beaucoup plus que le TGI de référence aux peines probatoires par rapport aux peines d’amende. L’écart est considérable puisqu’il est de l’ordre de 15 points de pourcentage. Seul le TGI 5 ne se distingue pas du TGI 4 en termes de recours aux peines probatoires ou aux peines d’amendes.
  • A droite : concernant le choix d’opter pour une peine probatoire ou une peine de prison ferme, le TGI 4 de référence a une pratique intermédiaire. Certains tribunaux recourent moins aux peines fermes marquant leur préférence pour les peines de milieu ouvert (TGI 1 et 3)  ; d’autres tribunaux recourent au contraire nettement plus aux peines fermes comme le TGI 6. En comparant les deux tribunaux les plus opposés en termes de recours à l’emprisonnement (TGI 3 contre TGI 6, éloignés de seulement 90 kilomètres), on estime un écart dans la probabilité de subir une peine de prison ferme de l’ordre de 10 points de pourcentage, soit quasiment un doublement du risque individuel d’emprisonnement pour des affaires et des profils similaires.

Les écarts de sévérité entre tribunaux voisins apparaissent également dans les quantums des peines prononcées (montant des amendes, durées de peine de prison ou de SME, etc.). 

Le traitement judiciaire des étrangers : plus souvent incarcérés, moins souvent aménagés ou suivis en milieu ouvert

Les personnes de nationalité étrangère représentent environ 7,6% de la population résidant en France. Mais leur proportion dans le système pénal est nettement plus élevée puisque 15,5% des condamnés en 2020 sont étrangers. Cet écart dans la probabilité d’être condamné (x2) peut s’expliquer par deux phénomènes, qui peuvent se cumuler mais qu’il est difficile de décomposer statistiquement : 

  • une plus forte délinquance réelle de la population étrangère, qui pourrait largement s’expliquer par ses caractéristiques économiques et sociales 
  • une plus forte répression des institutions à l’égard de la population étrangère (plus de contrôles, plus de poursuites, plus de condamnations)

Plus intéressant, la part des étrangers dans la population carcérale bondit à 24,5% (au 1er janvier 2021). Là encore, l’écart avec leur proportion parmi les condamnations prononcées (x1,6) peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

  • un recours plus fréquent à des peines de prison ferme (ou pour des durées plus longues), notamment suite à des procédures comme la comparution immédiate. Ainsi, sur l’ensemble des condamnations prononcées en 2018, une peine d’emprisonnement ferme (avec ou sans sursis) était décidée dans 49,2% des cas pour les condamnés français contre 60,2% pour les étrangers.
  • un recours plus fréquent à la détention provisoire à l’encontre des étrangers. Ceux-ci représentent 30,3% des prévenus incarcérés (au 1er janvier 2021), contre 22,7% des détenus définitivement condamnés.
  • un moindre recours aux alternatives à la détention et aux aménagements de peine. Au stade de l’exécution de peine, seules 9,3% des personnes écrouées en aménagement de peine (sous bracelet électronique par exemple) sont étrangères au 1er janvier 2021. Et les étrangers ne représentent que 8,4% des personnes suivies en milieu ouvert par les SPIP. 

Ces statistiques nationales vont dans le sens des résultats obtenus par Virginie Gautron et Jean-Noël Retière en étudiant un échantillon de dossiers dans cinq tribunaux : leur étude montrait que les personnes nées à l’étranger ont trois fois plus de chances d’être jugées en comparution immédiate que les personnes françaises, et près de cinq fois plus de chances d’être placées en détention provisoire. 

> Tout se passe donc comme si les étrangers étaient proportionnellement beaucoup plus incarcérés, soit parce qu'ils sont plus condamnés à des peines fermes (en termes de probabilité ou de durée), soit parce qu'ils sont plus placés en détention provisoire, soit parce qu'ils obtiennent moins d'aménagements de peine ou de peines alternatives. 

Ces écarts correspondent cependant à des différences de taux bruts entre personnes étrangères et françaises, et non forcément à des discriminations liées à la nationalité toutes choses égales par ailleurs. Faute de données individuelles à exploiter, ces écarts ne tiennent pas compte d'éventuelles différences dans les types de faits commis, dans les antécédents judiciaires, ou encore dans d'autres dimensions telles que les garanties de représentation, la défense par un avocat, etc. Pour s'en approcher à l'aide des données publiques existantes, nous pouvons comparer les taux d'étrangers parmi les condamnés et parmi les détenus pour une même catégorie d'infractions. 

Etrangers condamnés et étrangers détenus par type d'infraction

Pour mieux apprécier les éventuelles différences de traitement entre personnes françaises et étrangères par notre système pénal, nous rapprochons les statistiques de l'ensemble des condamnations sur l'année 2018 et celles des personnes condamnées détenues au 1er janvier 2019, par type d'infractions. Les données disponibles auprès de la Direction de l'Administration Pénitentiaire permettent seulement de distinguer 7 grands types d'infractions (circulation routière, vol et autre atteinte aux biens, viol et agression sexuelle, etc.), sans pouvoir plus rentrer dans les détails des natures d'infraction précises.

  • Le graphique de gauche (ci-dessous) montre la part des étrangers parmi l'ensemble des condamnés (en bleu) et parmi les condamnés détenus (en rouge). Globalement, les condamnés étrangers présentent un risque d'être incarcéré 49% plus élevé que les nationaux. Cet écart est particulièrement élevé pour les atteintes à la législation sur les stupéfiants (+140%) et les atteintes à l'autorité de l'Etat (+64%).
  • Le graphique de droite représente les mêmes statistiques sous la forme d'un nuage de points, chaque carré étant un type d'infraction pondéré par son poids dans l'ensemble des condamnations. Si pour certains faits comme les infractions à la circulation routière ou les homicides, la part des étrangers parmi les condamnés et parmi les détenus sont assez similaires (ils sont  proches de la droite bissectrice), on observe bien globalement une tendance forte : les étrangers sont proportionnellement plus nombreux en prison que dans les tribunaux, pour l'essentiel des types d'infraction.

> La plus forte présence des étrangers en prison (24,5%) que parmi les condamnés (15,5%) ne semble donc pas pourvoir s'expliquer par des différences dans les types d'infractions pour lesquels seraient jugés et condamnés les étrangers. A type d'infraction similaire, des écarts importants demeurent.

Pour aller plus loin

Gautron, V. et Retière, J-N. (2013) : La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels, colloque « Discriminations : état de la recherche », Alliance de recherche sur les discriminations (ARDIS), décembre 2013.

Léonard, T. (2015) Le jugement pénal, reflet des inégalités territoriales, Champ Pénal vol. 22.

Léonard, T. (2010) : Ces papiers qui font le jugement, Champ Pénal vol. 7.