Des disparités selon la taille des tribunaux

Des disparités selon les tribunaux

En 2019, il existait 164 tribunaux de grande instance en France métropolitaine. Les TGI répondent à des réalités différentes en fonction du nombre d’affaires qu’ils doivent traiter. Les tribunaux les plus engorgés se situent généralement dans les villes les plus peuplées de France et dans le bassin parisien (comme le tribunal de Bobigny). À titre d’exemple, le tribunal de grande instance de Paris traite environ 10% du total des affaires en France, en 2019.

En conséquence, les plus grands tribunaux doivent s’adapter et font souvent des choix de procédure différents des plus petits tribunaux : soumis à de très gros volumes et à des audiences surchargées, ils poursuivent d’un côté moins d’affaires mais ont de l’autre tendance à recourir plus fréquemment à des procédures répressives pour les affaires poursuivies, comme la comparution immédiate.

Quantifier les disparités de volume d’activité entre tribunaux

En France, les Tribunaux de Grande Instance affichent des volumes d’activité très différents. Le graphique interactif ci-dessous représente, entre 2004 et 2013, l’évolution de plaintes et PV reçus dans les quinze tribunaux qui en reçoivent le plus chaque, et des quinze tribunaux en recevant le moins.

Les grandes agglomérations françaises réunissent les tribunaux recevant le plus de plaintes : Paris, Marseille, Lille ou encore Lyon. Ces tribunaux se distinguent par un volume de plaintes reçues toujours supérieur à 70 000. Notons que le Tribunal de Grande Instance de Paris ne reçoit lui jamais moins de 300 000 plaintes par an, entre 2004 et 2013.

Les plus petits tribunaux de grande instance reçoivent parfois moins de 4000 plaintes. Certains ont été supprimés par la réforme de la carte judiciare en 2009 et 2010. D’autres sont toujours présents sur le territoire comme le TGI de Mende, qui traite donc 100 fois moins de plaintes environ que le TGI de Paris.

Le graphique ci-contre est une courbe de Lorenz qui explicite la répartition des affaires traitées dans les TGI en France, pour l'année 2019. La droite représentée en noir illustre ce que serait une répartition égalitaire des affaires traitées : 10% des tribunaux traiteraient 10% des affaires.

La courbe bleue montre que cette répartition est bien différente de la réalité : les 10% des plus petits tribunaux traitent seulement 3% des affaires traitées. En revanche les 10% des plus grands tribunaux traitent 40% des affaires en France en 2019. Ainsi, le Tribunal de Grande Instance de Paris traite à lui seul quasiment 10% des affaires en France en 2019. Les parquets de Bobigny, Lille ou encore Marseille traitent eux aussi un pourcentage très important d'affaires.

La différence de volumes de plaintes reçues n'est pas anodine pour comprendre le fonctionnement des différents Tribunaux de Grande Instance. En fonction du nombre d'affaires à traiter, très petits et très grands tribunaux ne procèdent pas au même choix de procédure.

Comment le volume d'affaires traitées par un tribunal peut-il affecter son choix de procédures ?

Le parquet du tribunal, dirigé par le Procureur de la République, joue un rôle clé dans la réponse pénale puisque c'est lui qui reçoit les plaintes et PV, les juge poursuivables ou non, et décide ensuite de leur sort :

  • certaines affaires sont directement classées sans suite et ne reçoivent donc pas de réponse pénale ;
  • d'autres sont orientées vers des procédures alternatives au procès (comme des rappels à la loi ou des compositions pénales par exemple) ou vers des poursuites selon une procédure simplifiée comme l'ordonnance pénale ou la CRPC ;
  • enfin, d'autres affaires font l'objet d'une poursuite devant le tribunal correctionnel pour être jugées dans le cadre d'une audience classique, un procès.

Le graphique ci-dessous montre la ventilation des affaires poursuivables par le parquet du tribunal, en se concentrant sur les 10% des TGI les plus grands et les 10% les plus petits (en termes d'affaires traitées).

En comparant les deux graphiques, on remarque que les procédures choisies par les parquets des grands et des petits tribunaux sont différentes :

  • Le taux de classement sans suite est beaucoup plus élevé dans les grands TGI que dans les petits TGI : malgré une convergence notable entre 2004 et 2013, les grands tribunaux continuent de classer environ 15% des affaires poursuivables en 2013, soit environ 3 fois plus que les petits tribunaux.
  • Le recours aux procédures alternatives est également beaucoup plus fort dans les grands tribunaux. C'est en particulier vrai quand on exclut la composition pénale : en 2013, les procédures alternatives (rappel à la loi, réparation, etc.) pèsent pour environ 45% des affaires poursuivables dans les grands TGI, 10 points de plus que dans les petits tribunaux. Le fait d'opter pour ces procédures alternatives permet de traiter les affaires avec plus de rapidité, même si le contenu de la réponse pénale est parfois très faible (il s'agit souvent d'un simple rappel à la loi opéré par un policier).
  • Le recours aux poursuites est au contraire beaucoup plus élevé dans les petites juridictions que dans les grands TGI. Qu'il s'agissent de procédures simplifiées comme l'ordonnance pénale ou la CRPC, ou de procédures plus classiques avec comparution par officier de police judiciaire (COPJ) ou par procès-verbal du procureur (CPPV), les poursuites sont beaucoup plus fréquemment utilisées par les parquets des petits tribunaux : elles représentent environ 50% des affaires poursuivables, contre environ 30% dans les grands tribunaux.
  • Cependant, le recours à la comparution immédiate, quoique rare globalement, est beaucoup plus fréquent dans les grandes juridictions. Cette procédure rapide permet un jugement dans les heures ou les jours qui suivent l'infraction, et assurent donc au parquet une réponse pénale très rapide - évitant ainsi les circuits plus longs et incertains des procédures traditionnelles.

Disparités dans la décision d'apporter ou non une réponse pénale

Pour analyser plus en détail les disparités entre TGI, on peut distinguer deux étapes distinctes chronologiquement dans la production de la réponse pénale, chacune source de disparités :

  • D'abord au stade de la réception des plaintes et procès verbaux par les tribunaux : des choix de politique pénale du parquet peuvent opérer dès la décision en amont de déterminer si une affaire est "poursuivable" ou "non poursuivable". Si des critères légaux existent bien, comme le fait qu'une infraction soit caractérisée ou son auteur identifié, la chercheure Virigine Gautron a pu montrer la malléabilité de ces motifs. Ainsi des dossiers sont classés comme étant d'auteur inconnu et donc non poursuivable alors qu'il s'agit parfois en réalité davantage de recherches infructueuses, l'auteur étant fortement suspecté mais impossible à localiser.
  • Ensuite, parmi les affaires jugées poursuivables, les tribunaux diffèrent dans leur choix d'effectivement poursuivre ou pas une affaire (quelle que soit la voie procédurale choisie) : ce principe d'opportunité des poursuites revient au procureur et lui permet d'exercer son pouvoir discrétionnaire, selon ses choix de politique pénale, ses contraintes locales, la nature de l'affaire, etc.

Les graphiques qui suivent illustrent les disparités existant entre TGI de taille différente à ces deux étapes de la procédure pénale.

Etape 1 : décider si l'affaire est poursuivable ou non

La première disparité notable concerne donc la part des affaires reçues et traitées qui sont jugées poursuivables ou non poursuivables par le parquet. En moyenne nationale, sur l'année 2013 par exemple, la grande majorité des affaires sont jugées non poursuivables puisqu'on compte environ 1 affaire poursuivable pour 2 affaires non poursuivables (rapport de 0,5). Mais les disparités dans ce ratio sont importantes : le groupe de juridiction 1, qui rassemble les tribunaux recevant le plus gros volume d'affaires, a un rapport "poursuivables / non poursuivables" nettement inférieur aux autres groupes, en particulier les groupes 3 et 4 (des tribunaux situés dans des villes moyennes et en zone rurale). Les parquets des tribunaux les plus surchargés d'affaires ont donc plus tendance à classer une affaire comme étant non poursuivable que les tribunaux les plus petits. Au sein d'un même groupe de tribunaux, les écarts sont également massifs comme en témoigne la forme allongée des distributions.

Cette décision initiale du parquet présente l'avantage d'être peu couteuse en temps et de ne pas dégrader le taux de réponse pénale du tribunal, un indicateur de performance important pour les parquets.

Etape 2 : décider si l'affaire est classée ou non

Lorsque la décision a été prise de classer une affaire comme étant poursuivable, les possibilités restent multiples. Une affaire peut être effectivement poursuivie. Mais elle peut aussi être classée sans suite ou être traitée par une alternative au procès. Le graphique ci contre présente l'évolution du taux de classement sans suite entre 2004 et 2013 pour les 4 groupes de TGI.

Le taux de classement sans suite a rapidement diminué en France, en particulier entre 2004 et 2010, et les écarts entre groupe de juridiction ont eu tendance à diminuer. Ce phénomène de convergence est à saluer en ce qu'il témoigne d'une systématisation de la réponse pénale sur le territoire. Pour autant, en 2013, le taux de classement demeure 2 fois plus élevé dans les juridictions du groupe 1 (les plus grandes) que dans les juridictions du groupe 4 (les plus petites).

Les classements sans suite diminuent symétriquement à la hausse du taux de réponse pénale constatée depuis 2004. Néanmoins, les différences entre tribunaux restent toujours importantes : les plus grands tribunaux, souvent encombrés, ont tendance à considérer plus souvent des affaires comme non poursuivables, et à recourir plus systématiquement aux classements sans suite pour désengorger le tribunal. Le taux de classement varient du simple au double, voire du simple au triple, lorsque l'on compare les plus grands tribunaux aux plus petits.

Doit-on pour autant en conclure que les plus grands tribunaux ont tendance à être moins sévères ?

Disparités dans la façon de juger une affaire

Une fois que le parquet a pris la décision de poursuivre une affaire, vient l'étape de l'orientation, c'est-à-dire le choix de procédure. Les tribunaux n'utilisent pas les mêmes procédures de poursuites et peuvent privilégier une procédure à une autre en fonction du volume d'affaires à traiter notamment. Un exemple parlant est celui des comparutions immédiates, auxquelles les tribunaux encombrés font beaucoup plus appel.

Taux de comparutions immédiates en fonction du groupe de Juridiction

Le phénomène est particulièrement visible sur le graphique ci-dessous qui utilise des données actualisées (entre 2012 et 2019) sur les TGI et qui compare les groupes de juridictions. Le groupe 1, comprenant les tribunaux gérant le plus grand nombre d'affaires, présente un taux de comparutions immédiates parmi les poursuites au tribunal correctionnel nettement supérieur aux groupes suivants.

Le taux décroit avec le numéro du groupe de juridictions, ce qui confirme que plus le tribunal est petit, moins la comparution immédiate est utilisée. Dans les petits tribunaux, la comparution immédiate représente moins d'une poursuite sur 20, contre 1 poursuite sur 7 dans les grands tribunaux.

C'est le phénomène inverse qui est observé pour le taux de convocation par OPJ ou PV procureur, deux modes de poursuite avec audience plus traditionnels. Les tribunaux les moins engorgés y ont plus recours que les autres.

Il faut toutefois noter une baisse importante de ces procédures parmi les poursuites (hormis dans le groupe 1), et sa convergence marquée depuis 2015.

Alors que la part des COPJ et les CPPV diminuent dans tous les groupes de juridictions entre 2012 et 2019, les procédures simplifiées augmentent fortement.

En 2019, les ordonnances pénales et les CRPC représentent à elles-seules plus de la moitié des affaires faisant l'objet de poursuites. Seuls les tribunaux du groupe 1 se démarquent, avec un recours plus faible qu'ailleurs aux procédures simplifiées.

Le graphique ci-contre synthétise les deux aspects explorés au dessus. En abscisse se trouve le taux de poursuites. L'axe des abscisse prend donc en compte la première des disparités, celle au niveau de la réception d'une affaire par le parquet. En ordonnée se trouve le taux de comparution immédiate. L'axe des ordonnées prend en compte la deuxième disparité, celle au niveau du choix de procédure une fois qu'il a été décidé que l'affaire serait poursuivie.

La courbe suit une trajectoire descendante : plus le taux de poursuites augmente, plus le taux de comparutions immédiates diminue, ce qui corrobore les affirmations établies plus haut. Un tribunal moins volumineux poursuit plus d'affaires et les traite en utilisant des procédures moins rapides. Sans surprise, le groupe de juridictions 1 est concentré dans la partie en haut et à gauche du graphique, c'est à dire qu'il poursuit moins, mais utilise plus la comparution immédiate. Suivent les groupes 2, 3 puis 4, qui se concentre lui sur la partie en bas à droite du graphique, poursuivant beaucoup mais utilisant peu la comparution immédiate.

Il est possible d'examiner ces différences de procédures en utilisant des méthodes économétriques. Dans le modèle ci-contre, le taux de comparution immédiate constitue la variable expliquée. Comme les bases de données à disposition permettent d'obtenir pour chaque année en 2004 et 2013 les différentes procédures choisies par chaque TGI, des effets fixes sont à prévoir. D'abord, hypothèse est faite que des effets fixes existent propres à chaque année. Ensuite, une hypothèse supplémentaire peut être qu'il existe des effets fixes propres à chaque tribunal.

Plusieurs variables explicatives sont testées : le taux d'affaires poursuivables (sur le nombre de PV reçus), le taux de COPJ et PV procureur (sur les renvois au tribunal correctionnel), le taux d'alternatives aux poursuites (sur le nombre d'affaires poursuivables) et le taux de classements sans suite (sur le nombre d'affaires poursuivables). L'augmentation du taux de COPJ fait significativement diminuer le taux de comparutions immédiates. Cela souligne le choix qui peut s'effectuer au stade des poursuites entre une procédure rapide (la comparution immédiate) ou une procédure qui s'inscrit dans une plus longue temporalité (les COPJ). En revanche, l'augmentation du taux d'alternatives aux poursuites et le taux de classements sans suite est de nature à augmenter le taux de comparutions immédiates.

Pour aller plus loin

En France

Article de Dalloz Actualité (2018) à propos de la thèse d'Etienne Cahu : La justice française n'est pas la même partout

A l'étranger