Un traitement différencié des femmes ?
À l’image de la déesse Thémis, aux yeux bandés, la justice repose sur un principe d’égalité et d’impartialité, y compris entre les sexes. Alors comment expliquer que, tandis que les femmes représentent plus de de 50 % de la population française, elles ne représentent que 10 % des personnes condamnées et même 3 % des détenus (soit environ 2 500 femmes détenues) ?
À première vue, cet écart peut sembler s’expliquer par un nombre plus faible d’infractions commises, ou de moindre gravité. Toutefois, la part des femmes parmi les mis en cause dans les affaires pénales, bien que plus faible que celle des hommes, approche les 20 %. Mais cette proportion diminue tout au long de la chaine pénale, au fil des décisions des magistrats du parquet et du siège…
La justice serait-t-elle plus clémente envers les femmes, et si oui pourquoi ?
Quel poids des femmes dans la justice pénale ?
Les femmes : 1 mis en cause sur 6 ; 1 condamné sur 10 ; 1 détenu sur 30
Alors qu'elles représentent 51 % de la population française, les femmes ne comptent que pour 17 % des personnes mises en cause dans des affaires pénales.
À l’inverse des étrangers dont la proportion augmente à mesure que l’on avance dans la chaine pénale, leur part diminue. Les femmes représentent ainsi 14 % des auteurs d'infractions ayant reçu une réponse pénale en 2022 de la part du parquet (une poursuite ou une procédure alternative), et leur part n’est plus que de 10 % parmi les condamnés.
Ces écarts s'expliquent essentiellement par les choix du parquet : les femmes auteures d'infractions sont considérées comme non poursuivables dans 38 % des cas (contre 27 % chez les hommes), et celles qui sont poursuivables bénéficient plus souvent que les hommes d'un classement sans suite pour inopportunité des poursuites de la part du Procureur (13 % contre 9 %). De même, au stade des poursuites, il est à noter que les hommes font deux fois plus souvent l’objet d'une comparution immédiate que les femmes.
Enfin, les femmes ne représentent que 3,2 % des détenus environ, soit autour de 2 500 détenues ou un détenu sur 30 (chiffre comparativement faible en France puisqu'il fluctue entre 2 % et 9 % en Europe). Celles-ci sont à l’inverse proportionnellement plus nombreuses dans les aménagements de peine.
Un poids marginal et stable dans le temps
Le faible poids des femmes dans la justice pénale est assez stable en France dans le temps.
En détention, la part des femmes dans la population carcérale est systématiquement comprise entre 3 % et 4 % depuis 20 ans, et même depuis les années 1980 (3,1 % en 1980).
De même, la proportion de femmes parmi l'ensemble des condamnés pour délits oscille toujours autour de 10 % à 11 % depuis au moins 20 ans. En matière criminelle, cette part de femmes tourne autour de 5 % à 6 %.
Cet écart entre délits et crimes suggèrent que les femmes commettent en moyenne des infractions de moindre gravité que les hommes (proportionnellement plus de délits et moins de crimes), ce que confirme l'analyse qui suit sur les types d'infractions commises.
Deux spécificités clés : des infractions et des peines plus légères
Des infractions spécifiques et moins graves en moyenne
Les femmes ne commettent structurellement pas les mêmes types d'infractions que les hommes.
Que l'on étudie les auteurs d'infractions constatées par la police et la gendarmerie (comme le fait le SSMSI) ou les personnes condamnées par la justice pénale (graphique), le constat est le même : par rapport aux hommes, la délinquance des femmes est concentrée sur des infractions spécifiques et de moindre gravité.
Ainsi, alors que les femmes représentent 10 % des personnes condamnées par la justice en général :
- elles sont très fortement sur-représentées en matière d'abus de confiance (45 %), d'escroqueries (37 %) ou encore de coups et blessures sur mineur de moins de 15 ans (38 %) et de vols simples (27 %)
- elles sont sous-représentées en matière de vols avec des circonstances aggravantes (7 %) ou de stupéfiants (8 %)
Au total, la délinquance des femmes relève proportionnellement plus des atteintes aux biens et de la délinquance astucieuse, et au contraire moins des atteintes aux personnes ou de la législation sur les stupéfiants.
Dans le contentieux de masse des infractions routières par contre, aucune spécificité particulière des femmes : elles représentent 11 % des condamnés soit presque autant que leur part dans l'ensemble des condamnations.
Une structure des peines différente : moins de prison ferme, plus de sursis et d'amende
À l'instar des infractions commises, la structure des peines prononcées est sensiblement différente entre les femmes et les hommes.
Les peines de prison ferme, en totalité ou partiellement assorties de sursis, ne représentent en 2019 que 11 % des condamnations chez les femmes, contre 1/4 chez les hommes. Les amendes sont au contraire plus fréquentes contre les femmes (40 %) que contre les hommes (32 %). Ces écarts sont assez stables dans le temps (voir par exemple l'année 2014).
Un traitement judiciaire moins sévère semble donc accordé aux femmes, quel que soit le stade de la réponse pénale étudié. Ainsi, la part de femmes atteint son minimum au bout de la chaine pénale, avec une proportion de moins de 4 % parmi les détenus. Mais il est difficile de trancher à ce stade pour savoir si ces écarts sont réellement liés à des magistrats plus cléments envers les femmes, toutes choses égales par ailleurs.
L'écart dans les types de peine prononcée s'explique bien sûr par les infractions en général moins graves de la part des femmes, par leur situation pénale (plus souvent primo-délinquantes et moins souvent multi-récidivistes), mais aussi par leur situation sociale et familiale. En effet, de nombreuses femmes condamnées sont des mères célibataires, ce qui incite les magistrats à privilégier des peines protectrices pour leurs enfants.
Un traitement plus clément pour les femmes, toutes choses égales par ailleurs ?
Pour mieux apprécier les éventuelles différences de traitement entre hommes et femmes par la justice pénale, et mieux appréhender la sous-représentation féminine au sein de la population carcérale, nous pouvons comparer les peines prononcées contre les femmes et les hommes pour un même type d'infraction, et également étudier les affaires où un homme et une femme sont co-auteurs d'infractions.
À type d'infraction équivalente, des peines plus clémentes
Comme le montre le graphique ci-contre, la structure des peines visant les femmes et les hommes est très différenciée même au sein d'un même type d'infraction. Ainsi, sur la période 2018-2022, les hommes condamnés reçoivent structurellement plus souvent des peines d'emprisonnement ferme (en totalité ou en partie ferme) que les femmes. À l'inverse, on constate que, peu importe le type d'infraction, les femmes reçoivent plus fréquemment des amendes que les hommes.
Par exemple, pour les infractions liées aux vols et aux recels, 41 % des hommes sont condamnés à une peine d'emprisonnement ferme, contre seulement 18 % des femmes. Même pour des infractions plus graves telles que des coups et violences volontaires, les écarts entre hommes et femmes sont très visibles et de grande ampleur.
Quel que soit le type d'infraction, le taux d'emprisonnement ferme est quasiment toujours deux fois plus faible chez les femmes que chez les hommes.
Bien sûr, on peut à nouveau suspecter que la situation pénale, sociale ou familiale explique une partie de ses écarts. De plus, les femmes commettent potentiellement des faits moins graves y compris au sein d'un même type d'infractions. Ce dernier point peut être au moins partiellement neutralisé en étudiant les affaires avec deux co-auteurs.
Le cas des co-auteurs d'infraction : des quanta égaux ou plus faibles
Pour apprécier l’éventuel traitement différencié rendu par l’institution judiciaire selon le sexe de l’accusé, Arnaud PHILIPPE prend comme exemple dans La Fabrique des Jugements le cas des co-auteurs d’infractions. En effet, si deux personnes de sexe différents sont auteurs d’une même infraction, qu’elles sont ainsi jugées au même endroit, au même moment et pour des faits identiques et par le même magistrat, et que l’une reçoit une peine plus lourde que l’autre, on peut raisonnablement conclure à un traitement différencié (sous réserve que les antécédents judiciaires de ces co-auteurs soient similaires, etc.).
Arnaud PHILIPPE a analysé ces cas de co-auteurs homme/femme condamnés sur une période allant de 2010 à 2014. Dans la majorité des cas, les co-auteurs reçoivent sans surprise la même sanction. Concernant les peines de prison ferme reçues par exemple, 74 % des peines sont identiques dans leur quantum. Toutefois, lorsque les peines de prison ferme diffèrent, l’homme reçoit une peine plus lourde dans 21 % des cas tandis que c’est le cas de la femme uniquement dans 4 % des cas. De manière générale, l’homme est plus souvent lourdement condamné, en recevant une peine de prison ferme ou de sursis avec mise à l’épreuve plus lourde.
Nous pourrions penser à première vue que cela s’explique par des caractéristiques plus favorables présentées par la femme. Toutefois, même dans le cas où la femme a commis un nombre plus important de délits secondaires à côté du délit principal et qu’elle présente donc des caractéristiques a priori plus défavorables, l’homme reste fréquemment condamné à une peine plus lourde.
Il est cependant difficile de conclure de façon définitive à une véritable inégalité de traitement des hommes et des femmes par la justice pénale, toutes choses égales par ailleurs. Les auteurs ne sont en effet jamais comparables en tous points, ils diffèrent dans leurs caractéristiques (casier judiciaire, situation familiale, etc.) et ont bien souvent commis les infractions dans les circonstances différentes. Toutefois, de nombreuses données convergent et suggèrent une certaine bienveillance des juges et des procureurs français à l'égard des femmes.
Un traitement différencié selon le genre du magistrat ?
Historiquement, les juges étaient essentiellement des hommes, mais la situation s'est progressivement inversé ces dernières décennies. Désormais, la part de femmes au sein de la magistrature atteint 71 %, même si les hommes conservent la majorité des postes à responsabilité (chefs de cour, chefs de juridiction). Le genre des magistrats pourrait-il expliquer le traitement pénal spécifique des femmes ?
La magistrature, une profession féminisée mais qui reste très masculine aux postes de pouvoir
La magistrature est mixte depuis 1946. Michèle GIANOTTI a été la première femme nommée présidente d'un tribunal, en 1970. Actuellement, les femmes représentent 71 % de la profession. Leur proportion excédant 60 %, il s’agit donc d’une profession non mixte selon la convention.
Mais les postes de responsabilités sont majoritairement occupés par des hommes : au début des années 2000, seulement un poste de chef de juridiction était occupé par une femme sur les 12 plus gros tribunaux de France.
En effet, une fois dans le corps de la magistrature "les femmes vont très peu investir les postes de responsabilité, très peu comprendre l’organisation de la magistrature et notamment la façon dont on obtient les responsabilités" (source : Femmes dans les professions judiciaires : entre augmentation et discrimination (podcast de France culture), Antoine GARAPON reçoit Gwenola JOLY-COZ et Catherine FILLON).
Une analyse conduite par Arnaud PHILIPPE à partir des annuaires de la magistrature entre 2000 et 2003 illustre cette disparité. Les femmes comptaient pour la moitié des magistrats, mais ne représentaient que 20 % des présidents de tribunal. Cette tendance s'est atténuée aujourd'hui, mais les femmes ne président que 46 % des tribunaux judiciaires selon les chiffres de la CEPEJ pour 2022.
Les femmes magistrates sont-elles moins biaisées dans leurs jugements ?
Il n’est pas possible de répondre parfaitement à cette question car il est interdit de conduire des études en France sur les décisions prises par les magistrats selon leur sexe : les données sur le genre ne peuvent être collectées qu’à l’échelle d’une juridiction.
Ainsi, dans son ouvrage La Fabrique des Jugements, Arnaud PHILIPPE analyse la réponse apportée par les magistrats à l’échelle de la juridiction selon leur genre, et selon celui des mis en cause. La majorité des justiciables est masculine, et les décisions des magistrats hommes et femmes ne divergent pas sensiblement lorsque le prévenu est un homme. En revanche, pour la minorité féminine des justiciables, des différences sont observables : lorsque la part de femmes juges est plus élevée dans un tribunal, la sévérité des peines prononcées à l’égard des femmes augmente également.
Ainsi, si les femmes juges ne sont pas plus sévères envers les hommes mais le sont envers les femmes, par rapport à leurs confrères masculins, cela peut laisser penser que les magistrates sont moins biaisées : contrairement aux juges masculins, elles ne semblent pas plus clémentes envers les femmes.
Ces résultats convergent avec d'autres études internationales montrant que les juges hommes apparaissent biaisés en faveur des femmes, du fait de l’existence d’un paternalisme juridique. Les femmes seraient perçues comme plus fragiles ou moins dangereuses. Selon Adam GLYNN et Maya SEN, ce biais affectant les hommes peut évoluer selon les expériences de vie et la proximité du juge avec les femmes.
Pour aller plus loin
CHETCUTI-OSOROVITZ, N., Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité, La Dispute, 28/05/2021, 288 p.
Femmes déviantes, rebelles, violentes… C’est à rebours de ces stéréotypes que cet ouvrage se consacre aux femmes incarcérées pour de longues peines.
Natacha Chetcuti-Osorovitz, en s’appuyant sur les récits de détenues, reconstruit des itinéraires marqués par la violence de genre que ces femmes ont subi en amont de leur passage à l’acte et de leur condamnation. C’est à la mise en évidence de ce continuum de violences que tient d’abord l’originalité de ce livre. Dans le même esprit, l’auteure montre comment le parcours pénal est façonné par un dispositif disciplinaire où les femmes doivent se conformer à l’ordre social de genre. In fine, cette ethnographie de longue durée traite de ces questions d’actualité que sont la carcéralisation, le consentement, les violences de genre et l’émancipation. Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité redonne et reconnaît ainsi à ces détenues leur pleine humanité.
Natacha Chetcuti-Osorovitz est sociologue, maîtresse de conférences HDR à CentraleSupélec et chercheure permanente au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société, à l’ENS Paris-Saclay. Elle est spécialiste de l’épistémologie féministe, des violences de genre, de la sociologie carcérale et du lesbianisme.
GARAPON, A., Femmes dans les professions judiciaires : entre augmentation et discriminations - Gwenola Joly-Coz et Catherine Fillon, France culture [podcast], 08/03/2023, 58 min.
Les femmes sont de plus en plus nombreuses dans les professions judicaires – aussi bien au barreau, dans le notariat, parmi les commissaires de justice (ex-huissiers) et bien sûr dans la magistrature. Antoine Garapon reçoit Gwenola Joly-Coz et Catherine Fillon, spécialistes de la question.
Avec :
- Gwenola Joly-Coz, magistrate, Première présidente de la Cour d’appel de Poitiers
- Catherine Fillon, professeure d’histoire du droit et des institutions à l’université de Lyon III
PHILIPPE, A., La fabrique des jugements - comment sont déterminées les sanctions pénales, La Découverte, 24/02/2022, 342 p.
Chaque année, plus de 600 000 personnes sont condamnées par la justice française. Leurs sanctions s'étalent de légères amendes à de lourdes peines de prison. Ces jugements font l'objet d'une exposition médiatique intense, de critiques nombreuses et d'évaluations contradictoires. La justice pénale est tour à tour qualifiée de laxiste, de discriminatoire et de partiale ; elle est accusée de s'acharner sur certains ou de représenter les intérêts d'un groupe ou d'une classe… Pourtant, cette défiance masque une relative méconnaissance des mécanismes de la décision judiciaire. Pour expliquer ses modulations, de nombreux paramètres sont évoqués. Parfois inconciliables, ceux-ci vont d'un légalisme strict – les juges ne feraient qu'appliquer la loi à la lettre – à un contextualisme absolu – les peines prononcées dépendraient de " ce que les juges ont mangé au petit déjeuner ".
À partir d'un travail de recherche inédit fondé sur l'analyse de vastes bases de données individuelles, en particulier le casier judiciaire national français, ce livre déconstruit les verdicts pour en analyser les déterminants. Comment l'avalanche de lois et les mesures prises par l'exécutif infléchissent-elles le travail des magistrats ? La justice est-elle rendue uniformément sur l'ensemble du territoire ? Est-elle influencée par l'actualité ou les caractéristiques des parties ? Quels biais sont susceptibles de l'affecter ? Les critères des juges diffèrent-ils de ceux des citoyens ?
En répondant à ces questions fondamentales et en éclairant les relations entre le pouvoir politique et l'institution judiciaire, Arnaud Philippe nous permet d'envisager la " demande de sévérité " exprimée par les sondages et l'" inflexibilité " sécuritaire affichée par les élus sous un tout autre jour.
ROSTAING, C., "L'Invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison", Les Cahiers de Framespa : e-Storia, n°25, 02/04/2018, 15 p.
Partant du constat du faible nombre de productions scientifiques sur les femmes en prison, cet article entend interroger les freins implicites à la connaissance de la situation carcérale des femmes. Suffit-il d’invoquer le petit nombre de femmes incarcérées – puisqu’elles représentent moins de 4 % de la population carcérale - pour justifier leur place réduite dans les productions de sciences sociales ? L’explication par le nombre ne suffit pas. La plupart des études sur les prisons parlent des « détenus », sans plus de précision, et elles portent généralement sur les hommes. Cet article envisage, à partir de retours réflexifs sur des expériences de recherche, la manière dont se traduit l’invisibilité des femmes en prison avant d’analyser les processus d’invisibilisation dans le champ scientifique en dégageant quelques formes, telles que la non-distinction des détenus, l’androcentrisme autour des détenus ou la valorisation de la spécificité des détenues. Chacun de ces processus sera discuté, avec leur principe de justification et leurs effets.