Un traitement différencié des étrangers ?

Un traitement différencié des étrangers ?


A l’image de la déesse Thémis, aux yeux bandés, la justice repose sur un principe d’égalité et d’impartialité. Ainsi, un traitement équivalent doit s’appliquer à tous, à chaque étape de la justice pénale. Il a pourtant été documenté, en France comme ailleurs, que des inégalités de traitement intervenaient dès les interactions avec la police, avec notamment un risque accru de 
contrôle ou d’arrestation pour des minorités visibles. Mais qu’en est-il au stade du traitement pénal proprement dit ?

Les personnes de nationalité étrangère sont-elles traitées différemment par la justice pénale ? Qu’il s’agisse du choix de poursuite par le parquet, de la décision sur la condamnation et la peine prononcée par le juge, ou encore des éventuels aménagements de peine ou des périodes de détention provisoire, les prévenus étrangers sont-ils logés à la même enseigne que les nationaux ? Et si des écarts sont observables dans les données, s’agit-il pour autant nécessairement d’une véritable discrimination ?

Nous passons ici en revue les principales données publiques et les travaux menés sur ce sujet en France.

Quel poids des étrangers dans la justice pénale ?

Les personnes de nationalité étrangère représentent environ 7,6% de la population résidant en France en 2020, selon l’INSEE. Mais leur proportion dans le système pénal est nettement plus élevée puisque 15,5% des condamnés et même 24,5% des détenus sont étrangers. A l’inverse, les personnes étrangères ne représentent que 9,3% des condamnés en aménagements de peine sous écrou (comme un bracelet électronique ou une semi-liberté) et 8,4% des personnes suivies en milieu ouvert par les services pénitentiaires d’insertion et de probation – des niveaux proches de leur poids dans la population.

Plus souvent incarcérés, moins souvent aménagés ou suivis en milieu ouvert

La forte surreprésentation des étrangers parmi les condamnés par rapport à leur poids démographique (x2) peut s’expliquer par deux phénomènes qui se cumulent 

  • une plus forte délinquance réelle de la population étrangère, qui peut largement s’expliquer par ses caractéristiques démographiques, économiques et sociales (notamment son moindre accès au marché du travail légal et la part plus élevée d’hommes jeunes) ;
  • une plus forte sévérité des institutions à l’égard de la population étrangère, avec plus de contrôles, plus de poursuites, et plus de condamnations (voir plus bas).

Dans les faits, les deux explications ont chacune leur part de vérité.

La part des étrangers bondit même à 24,5% dans la population carcérale (au 1er janvier 2021). Là encore, l’écart avec leur proportion parmi les condamnations prononcées (x1,6) peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

  • un recours plus fréquent à des peines de prison ferme (ou pour des durées plus longues), notamment suite à des procédures comme la comparution immédiate. Ainsi, sur l’ensemble des condamnations prononcées en 2018, une peine d’emprisonnement ferme (avec ou sans sursis) était décidée dans 49,2% des cas pour les condamnés français contre 60,2% pour les étrangers.
  • un recours plus fréquent à la détention provisoire à l’encontre des étrangers. Ceux-ci représentent en effet 30,3% des prévenus incarcérés (au 1er janvier 2021), contre 22,7% des détenus définitivement condamnés.
  • un moindre recours aux alternatives à la détention et aux aménagements de peine. Au stade de l’exécution de la peine, seules 9,3% des personnes écrouées en aménagement de peine (sous bracelet électronique par exemple) sont étrangères au 1er janvier 2021. Et les étrangers ne représentent que 8,4% des personnes suivies en milieu ouvert par les SPIP. 

> Tout se passe donc comme si les délinquants étrangers étaient proportionnellement beaucoup plus incarcérés, soit parce qu'ils sont plus condamnés à des peines fermes (en termes de probabilité ou de durée), soit parce qu'ils sont plus placés en détention provisoire, soit enfin parce qu'ils obtiennent moins d'aménagements de peine ou de peines alternatives. 

Mais à ce stade, ces écarts correspondent à des différences de taux bruts entre personnes étrangères et françaises, et non forcément à des discriminations liées à la nationalité toutes choses égales par ailleurs. Ces écarts ne tiennent notamment pas compte d'éventuelles différences dans les types de faits commis : si les étrangers commettaient des types d'infractions plus graves, par rapport aux nationaux (comme des violences volontaires ou des crimes sexuels), il ne serait pas surprenant de les retrouver en plus grand nombre en détention. Il en est de même pour d'autres caractéristiques individuelles comme les antécédents judiciaires, les garanties de représentation, la défense par un avocat, etc. Pour affiner la comparaison à l'aide des données publiques existantes, nous pouvons comparer les taux d'étrangers parmi les condamnés et parmi les détenus pour une même catégorie d'infractions. 

Un traitement différencié, toutes choses égales par ailleurs ?

Pour mieux apprécier les éventuelles différences de traitement entre personnes françaises et étrangères par notre système pénal, et en particulier au stade de l'incarcération, nous pouvons comparer le poids des étrangers dans l'ensemble des condamnés et parmi les détenus, pour un même type d'infractions. Dans un second temps, cette approche peut être affinée par une analyse économétrique tenant compte des autres principales caractéristiques des délinquants et de leurs affaires.

Pour un même type d'affaire, plus d'étrangers en prison que dans les tribunaux

On compare ici pour chaque grand type d'infraction, la part des étrangers parmi les condamnés sur l'année 2018 à leur part dans les détenus au 1er janvier 2019. Les données disponibles publiquement auprès de la Direction de l'Administration Pénitentiaire ne permettent malheureusement de distinguer que 7 grands types d'infractions (circulation routière, vol et autre atteinte aux biens, viol et agression sexuelle, etc.).

  • Le premier graphique ci-contre montre la part des étrangers parmi l'ensemble des condamnés (en bleu) et parmi les condamnés détenus (en rouge).

Globalement, pour un même type d'infraction, les étrangers semblent faire plus souvent l'objet d'une peine de prison que les français en 2018, puisqu'ils sont plus nombreux en détention que leur poids dans les condamnations : les condamnés étrangers présentent un risque moyen d'être incarcéré 49% plus élevé que les nationaux. Cet écart est particulièrement élevé (+140%) pour les atteintes à la législation sur les stupéfiants (dans ce domaine, les étrangers ne comptent que pour 10% des condamnations mais représentent 25% des détenus condamnés), et également pour les atteintes à l'autorité de l'Etat (+64%).

  • Le deuxième graphique représente les mêmes statistiques sous la forme d'un nuage de points, chaque carré étant un type d'infraction pondéré par son poids dans l'ensemble des condamnations. 

Si pour certains faits très fréquents comme les infractions à la circulation routière ou les homicides, les parts des étrangers parmi les condamnés et parmi les détenus sont assez similaires (ils sont  proches de la droite bissectrice), on observe bien globalement une tendance forte : les étrangers sont proportionnellement plus nombreux en prison que dans les tribunaux, pour l'essentiel des types d'infraction.

> La plus forte présence des étrangers en prison que parmi les condamnés (pour rappel, 24,5% contre 15,5% en 2020) ne semble donc pas pourvoir s'expliquer par des différences dans les grands types d'infractions pour lesquels seraient jugés et condamnés les étrangers. A type d'infraction similaire, des écarts importants demeurent.

Mais ces statistiques agrégées ne peuvent à elles-seules prétendre identifier une inégalité de traitement et un phénomène de discrimination à l'encontre des personnes étrangères. Pour parvenir à de telles conclusions, il faudrait pouvoir comparer des délinquants comparables en tous points - ayant commis exactement la même infraction, ayant les mêmes antécédents, la même situation sociale ou sanitaire, etc. - et dont la seule différence visible serait la nationalité. Ce travail économétrique a été amorcé par Arnaud Philippe dans son livre La fabrique des jugements

Quels écarts de sévérité entre français et étrangers ? Une approche économétrique

Ont été prises en compte dans la comparaison les principales caractéristiques disponibles dans le Casier Judiciaire : l'âge des condamnés, leur sexe, leurs antécédents judiciaires, la date de jugement et le tribunal, la nature de l'infraction commise et la procédure pénale utilisée. Les résultats apparaissent dans les deux graphiques ci-contre.

  • En moyenne et toutes choses égales par ailleurs (âge, sexe, antécédents, etc.), les condamnés étrangers font face à une probabilité plus élevée de 4,5 points de pourcentage, par rapport aux condamnés français, de subir une peine incluant de l'emprisonnement (ferme ou avec sursis). Dans le détail, le risque de subir une peine de prison ferme est supérieur de 5,2 points chez les étrangers toutes choses égales par ailleurs, alors que les peines intégralement assorties de sursis sont plus rares (-2,3 points). 

Ces écarts exprimés en points de pourcentage peuvent paraître faibles à première vue, mais ils sont en réalité importants : la prison ferme n'étant prononcée que dans environ 20% des condamnations en France, un écart de 5,2 points entre étrangers et français correspond en fait à un risque supérieur de près de 25% chez les étrangers en moyenne.

  • Sans surprise, la durée des peines d'emprisonnement est également plus longue pour les condamnés étrangers. En matière de peine de prison ferme, l'écart moyen est d'environ 22 jours supplémentaires toutes choses égales par ailleurs. 

Dans ses travaux, Arnaud Philippe montre également que le risque de subir une détention provisoire est significativement plus élevé pour les personnes étrangères. 

> Mais ces écarts en matière de détention provisoire comme de peines prononcées peuvent justement témoigner, non pas d'une véritable discrimination par les juges, mais de la prise en compte des garanties de représentation ou encore de la situation sociale et sanitaire, souvent plus dégradées chez les étrangers. Les étrangers peuvent également souffrir d'une moindre maîtrise de la langue ou d'un moindre accès à un avocat, ce qui réduit la qualité de leur défense. Ces variables n'étant pas renseignées dans les bases de données, les analyses économétriques ne permettent pas de neutraliser leurs effets sur les décisions des magistrats français. 

Ainsi, il reste possible que les écarts de traitement mesurés jusque là puissent se justifier sur d'autres critères légaux, pris en compte par les juges mais non renseignés pas dans les bases de données utilisées par les chercheurs. Au final, la question d'une véritable discrimination des étrangers dans les tribunaux demeure donc ouverte en France.

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