Le suicide en prison
Chaque année, environ 120 détenus se suicident dans les prisons françaises. Le taux de suicide carcéral est environ dix fois plus élevé qu’en population générale, et la situation est particulièrement mauvaise en France par rapport au reste de l’Europe.
Faute d’une diffusion fine de l’information par l’administration pénitentiaire, ce sont les relevés d’associations spécialisées, comme l’Observatoire International des Prisons et Ban Public, qui permettent d’estimer les taux de suicide par établissement, et donc leurs écarts – particulièrement importants.
Être incarcéré dans certains types d’établissements pénitentiaires peut influer sur le risque de suicide, mais la situation personnelle des détenus apporte également des éléments d’information sur ce phénomène – qui reste toujours difficile à prévoir et à expliquer.
Données générales en France
Le graphique ci-contre présente les statistiques nationales du nombre de détenus décédés par suicide en prison depuis 1995, selon les décomptes de l’Administration Pénitentiaire.
Depuis trois décennies, le nombre de suicides est relativement stable autour d’une moyenne de l’ordre de 110 à 130 suicides par an, mais a atteint 144 en 2023. Les statistiques demeurent légèrement imprécises, notamment car les suicides de détenus en permission ou en aménagement de peine sont comptabilisés certaines années et pas d’autres.
En rapportant le nombre de suicides d’une année au stock moyen de détenus, on peut facilement calculer un taux annuel de suicide pour 1000 détenus. Il est ainsi d’environ 1,7 suicides pour 1000 détenus en 2020 – soit en moyenne l’équivalent d’un suicide par an dans un établissement standard d’environ 600 détenus.
Malgré les plans d’action mis en place par l’Administration Pénitentiaire à partir de 2009 (évaluation du risque suicidaire par les surveillants au Quartier Arrivant, codétenus de soutien, etc.), le nombre de suicides ne faiblit donc pas. Le taux de suicide (rapporté au nombre détenus) a lui cependant connu une légère baisse tendancielle depuis 30 ans.
Comparaisons internationales : la France très mal placée en Europe
Le European Prison Observatory propose pour les années 2016 et 2017 une comparaison des taux de suicide en population générale et en prison. Les points bleus du graphique représentent le taux de suicide carcéral (2017) tandis que les points mauves représentent le taux de suicide en population générale (2016).

Partout en Europe, le taux de suicide carcéral est bien supérieur au taux de suicide dans la population générale (exception faite pour le Luxembourg, la Suède et la Croatie d’après ces données).
La France se démarque par le plus haut taux de suicide carcéral en 2017 alors qu’elle n’a pas le plus haut taux de suicide en population générale (Lituanie). Le suicide carcéral est donc un phénomène qui semble particulièrement marqué en France.
Ces chiffres semblent confirmés par les statistiques plus récentes du Conseil de l’Europe (SPACE I) : en 2022, la France indiquait 19,1 suicides pour 10 000 personnes détenues contre une moyenne européenne de 7,1 (soit le troisième taux le plus élevé parmi les 47 pays étudiés).
Nombre de suicides par établissement
L’Administration Pénitentiaire ne publie aucune donnée sur les suicides à l’échelle de chaque établissement pénitentiaire. Pour effectuer un tel suivi, il faut se baser sur les recensions publiées dans la presse locale ou nationale ou sur les signalements reçus par des associations spécialisées. C’est en particulier le cas de Ban Public et de l’OIP, qui mettent à disposition leurs données.
Le graphique ci-dessous montre qu’environ trois quarts des suicides enregistrés par l’Administration Pénitentiaire remontent auprès de ces deux associations (soit environ 80-90 suicides par an), ce qui permet ensuite d’identifier l’établissement concerné et donc de produire des statistiques locales. Pour le quart restant, on ne peut identifier l’établissement en question. À noter que nous ne disposons pas des données de l’OIP pour les années 2020 et 2022.
Cartographie des prisons selon leur taux de suicide
Grâce aux données de Ban Public et de l'OIP, nous pouvons calculer des taux de suicides annuels pour 1000 détenus pour chaque établissement pénitentiaire - taux qui sont sous-évalués (de l'ordre de 20% à 30%) du fait de relevés incomplets.
Sur la période 2014-2019, la très grande majorité des prisons ont connu des suicides de détenus et présentent donc un taux supérieur à zéro. Les établissements en vert sont ceux pour lesquels aucun suicide n'a été détecté sur la période.
Certains établissements connaissent des taux de suicides annuels supérieurs à 3 pour 1000 détenus : c'est par exemple le cas de grands établissements comme Bordeaux-Gradignan ou Nice, qui ont chacun connu au moins 12 suicides sur la période de 6 ans étudiée.
Taux de suicide selon le type d'établissement
Le tableau suivant présente le taux de suicide annuel par type d'établissement (toujours pour 1000 détenus). Le taux de suicide est le plus élevé dans les Maisons d'Arrêt (avec 1,35 suicides identifiés pour 1000 détenus en moyenne chaque année), soit près de deux fois plus qu'en Maison Centrale, en Centre de Détention ou en Etablissement Pour Mineurs. Rappelons que ces taux sont sous-évalués puisqu'ils se basent sur les relevés incomplets des associations.
À la recherche des déterminants du taux de suicide
Les facteurs individuels du passage à l'acte
Dans leur article "Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque" (2014), Duthé, Hazard et Kensey exploitent les données individuelles sur les détenus collectées par l'Administration Pénitentiaire entre 2006 et 2009 pour tenter de mieux comprendre ce phénomène. Les auteurs montrent que le taux de suicide des détenus est particulièrement élevé chez ceux condamnés pour les faits les plus graves (meurtres, viols, agressions sexuelles).
Les résultats statistiques confirment aussi un constat bien connu : les prévenus se suicident proportionnellement deux à trois fois plus que les détenus condamnés. L'étude souligne également l'importance des liens sociaux avec l'extérieur pour prévenir les comportements suicidaires.
Par ailleurs, près de 15 % des suicides interviennent lors d'un placement au Quartier Disciplinaire (QD). En 2023, cela concernait 23 suicides sur 144. Les périodes de QD correspondent ainsi à un risque de suicide multiplié par 15 par rapport au reste de la détention.
Les détenues femmes se suicident également pratiquement autant que les hommes, alors qu'à l'extérieur le taux de suicide varie pratiquement de 1 à 4 entre femmes et hommes.
De nombreuses autres pistes d'explication sont analysées par l'épidémiologiste Alexis Vanhaesebrouck et relatées dans cette interview par l'OIP.
Analyse économétrique du taux de suicide par établissement
Régression linéaire sur les données de suicides issues des recensements de l'OIP et Ban Public, période 2014-2019
Y = Taux de suicide annuel moyen pour 1000 détenus | Coefficient | t-stat | p-valeur |
---|---|---|---|
Maison d'Arrêt | 0,980 | 2,44 | 0,02 |
Centre Pénitentiaire | 1,150 | 2,84 | 0,01 |
Centre de Détention | 0,480 | 1,08 | 0,28 |
Réf : Maison Centrale, EPM, CSL | |||
Nb détenus (en log) | −0,080 | −0,52 | 0,60 |
Surpopulation | 0,000 | 0,13 | 0,90 |
Construction avant 1990 | 0,290 | 0,93 | 0,35 |
Construction 1990 - 1989 | −0,090 | −0,28 | 0,78 |
Construction après 1990 | - | ||
Distance en KM à la préfecture | 0,000 | −1,25 | 0,21 |
Condamnation TA/CEDH | 0,240 | 0,82 | 0,41 |
Présence d'UVF ou de salons familiaux | −0,270 | −0,92 | 0,36 |
Ateliers en m2 par détenu, en log | 0,210 | 1,16 | 0,25 |
Constante | 0,650 | 0,96 | 0,34 |
Pour tester d'éventuels facteurs explicatifs relatifs aux établissements pénitentiaires et aux conditions de détention, nous estimons un modèle économétrique du taux de suicide composé des principales caractéristiques des prisons françaises : le type d'établissement, le nombre de détenus et le taux de surpopulation, la date de construction, l'isolement géographique, l'accès au travail en ateliers ou à des unités de vie familiale et autres salons familiaux, ou encore les éventuelles condamnations d'une prison par la justice française ou européenne.
De manière surprenante, aucune des variables explicatives testées n'est corrélée de manière significative avec le taux de suicide constaté dans les prisons françaises sur la période 2014-2019 : les p-valeurs sont toujours nettement supérieures au seuil de 10%.
Le seul déterminant significatif du taux de suicide à l'échelle d'une prison correspond au type d'établissement : toutes choses égales par ailleurs, les suicides sont plus fréquents d'environ 1 suicide pour 1000 détenus par an dans les Centres Pénitentiaires et les Maisons d'Arrêt, par rapport aux Maisons Centrales, Etablissements pour Mineurs et Centres de Semi-Liberté.
Le coefficient de détermination de la régression est faible (R2 = 0,13), ce qui montre à quel point les suicides sont un phénomène difficile à expliquer et prévoir à l'échelle des établissements. Nos résultats peu concluants peuvent aussi partiellement s'expliquer par des erreurs de mesure sur les taux de suicides (compte tenu des recensements incomplets).
Les caractéristiques individuelles des détenus permettraient probablement d'apporter des explications plus solides, si nous disposions de données individuelles. C'est ce type d'analyses que Duthé, Hazard et Kensey avaient pu mener, sur des données désormais très datées (2006-2009).
Pour aller plus loin
En France
Duthé, G., Hazard, A. & Kensey, A. (2014). Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque. Population, 69, 519-549
L'article utilise des données socio-démographiques détaillées pour analyser le profil des détenus les plus vulnérables au suicide en France.
Direction de l'administration pénitentiaire (2024). Chez les détenus, un taux de suicide en hausse mais de nouveaux dispositifs de prévention, DREES.
A l'étranger
Hjalmarsson, R. and Lindquist, M., (2020) "The Health Effects of Prison". CEPR Discussion Paper No. DP1521
- Les auteurs travaillent sur la Suède, et sur une réforme allongeant le temps incompressible d'une peine de prison. Ils démontrent que cette réforme a des effets bénéfiques sur la santé des détenus, en réduisant le taux de suicide notamment. Les soins de santé en prison sont de nature à réduire les troubles mentaux dont souffraient les détenus avant d'être incarcérés.
Campaniello N., Diasakos M. et Mastrobuoni G. "Rationalizable Suicides : Evidence from Changes in Inmates' Expected lenght of sentence" Journal of the European Economic Association, V15 (2017) pp 388-428
- En Italie, des réductions collectives de peine peuvent permettre à un nombre important de détenus de pouvoir sortir de prison plus tôt. Les auteurs observent que lorsque l'activité parlementaire est importante au sujet des réductions de peines, le taux de suicide au sein de la prison diminue. Les auteurs en déduisent qu'il existe dans la décision de se suicider chez certains détenus une part rationnelle.
Rapport de l'observatoire européen des prisons sur le suicide des détenus
Le rapport traite notamment des chiffres du suicide dans les prisons en Europe et de l'écart du taux de suicide en prison avec celui du taux de suicide en population générale.