Les évolutions de la réponse pénale en France
La réponse pénale est un sujet très fréquemment abordé et discuté dans le débat public. Elle fait le lien entre l’activité de la police et la justice, et est souvent scrutée pour juger du laxisme des magistrats ou au contraire de leur fermeté. Depuis les années 2000, le taux de réponse pénale a fortement augmenté en France, pour atteindre plus de 90%.
Comment analyser ce chiffre ? Il faut d’abord comprendre ce qui échappe à la réponse pénale : les affaires qui n’ont jamais été portées à la connaissance des services de police, et l’essentiel des affaires non-élucidées. Ces affaires sont dites non-poursuivables. Parmi les affaires restantes, dites poursuivables, la réponse pénale renvoie à la fois à un aspect quantitatif (combien de ces affaires seront ou non classées sans suite) et un aspect qualitatif (quel type de réponse sera apportée : quelle procédure, quelle peine). Il s’agit donc d’analyser ce taux de réponse pénale de 90% sous ces différents aspects pour comprendre les ressorts de son augmentation.
Mais au-delà de l’évolution générale vers une systématisation de la réponse pénale, de grandes disparités existent entre tribunaux dans leur mode de réponse, à chaque étape de la procédure pénale. Ces disparités témoignent notamment de la charge de travail, très variable sur le territoire, que les magistrats du siège et du parquet doivent assumer.
De la police à la justice
Les individus présentés devant la justice ont généralement d’abord eu affaire aux forces de police et de gendarmerie. L’immense majorité des affaires pénales commencent ainsi par une plainte ou un procès-verbal, transmis par la police au parquet du tribunal.
Une masse considérable de ces transmissions police-parquet se fait désormais directement par téléphone ou email (c’est le Traitement en Temps Réel, TTR), pour un traitement plus efficace et rapide de la délinquance :
- L’Officier de Police Judiciaire communique au magistrat du parquet les principaux éléments liés à l’infraction, à l’état de l’enquête de police, au mis en cause s’il est identifié, etc.
- Le magistrat décide en conséquence des suites à donner : il peut déclarer l’affaire non-poursuivable, car aucun auteur n’est identifié ou l’infraction n’est pas caractérisée ; ou bien l’affaire est poursuivable et le magistrat peut engager des poursuites contre le mis en cause, classer l’affaire sans suite, ou bien opter pour une voie intermédiaire, dite “troisième voie” ou alternative aux poursuites.
Mais avant l’étape du traitement judiciaire réservé aux affaires, des disparités sont susceptibles d’apparaître dès la phase initiale de traitement de la délinquance par les forces de police. Ces disparités portent à la fois sur la détection des infractions par les services de police et également sur les moyens et efforts investis pour résoudre l’affaire (identifier l’auteur, rassembler des preuves, etc.) : selon le type d’infraction, le contexte ou le groupe social concerné, certaines affaires auront plus de chances que d’autres d’être prises en charge et élucidées par la police.
Des disparités en fonction du contexte sociétal et politique ?
En France, au début des années 2000, les forces de police sont particulièrement influencées par une logique de performance (aussi appelée “politique du chiffre”) : l’activité d’un commissariat permet d’évaluer la qualité de son action, dans un contexte politique tendu sur le sujet de la délinquance. Dans Police : des Chiffres et des Doutes, paru en 2007, Matelly et Mouhanna évoquent les “bons chiffres” qui désigne la production de statistiques susceptibles d’atteindre les performances fixées en terme de diminution de la délinquance par exemple.
Comment est il possible pour les forces de police d’atteindre les “bons chiffres” ?
À plusieurs étapes de la construction des chiffres, certaines actions peuvent avoir un impact considérable. Par exemple, il est possible lors d’un dépôt de plainte de dénier ce dernier, ou de réorienter la personne qui vient déposer plainte pour que celle-ci ne soit pas comptabilisée dans les statistiques. Il est aussi possible de transformer une plainte en une simple main courante. Lors de la codification d’une infraction, il est aussi courant d’édulcorer les qualifications pénales, par exemple pour passer d’un délit à une simple contravention. Les cambriolages sont un bon exemple pour illuster la construction des chiffres : une tentative de cambriolage peut être facilement requalifiée en simple “dégradation”.
Existe-t-il pour autant une véritable manipulation des données par la police ?
Pour Matelly et Mouhanna, le fait d’atteindre les “bons chiffres” ne relève pas d’une volonté de la part des forces de l’ordre de truquer les chiffres intentionnellement, mais d’une réponse à des règles informelles au sein de la police. Dans l’article « L’État néolibéral ment-il », paru en 2011, Emmanuel Didier exploite particulièrement le terme « chanstique ». C’est un terme employé par un syndicat de policiers qui établit une différence entre la manipulation des chiffres et la « chanstique ». Le terme est argotique. « Ce terme provient du verbe argotique « chanstiquer » qui signifie modifier, transformer et dans l’argot policier, ruser avec les chiffres ». La différence entre la chanstique et la véritable manipulation serait que le policier a une marge de manœuvre lors du traitement d’un dossier. Il est confronté à une situation qui n’est pas entièrement prévue et anticipée. Il doit choisir, parmi une pluralité de possibilités.
La disparité des chiffres de la délinquance en fonction du contexte sociétal et politique est observable à l’étranger, comme aux Etats Unis par exemple. Makowsky et al. démontrent que les incitations à augmenter les revenus générés par les arrestations de délinquants modifient la nature des arrestations (plus d’arrestations liées au trafic de drogue, qui augmentent largement les revenus, et moins d’arrestations liées à des crimes violents).
Des disparités en fonction des populations ?
Existe-t-il des catégories dans la population plus susceptibles d’être contrôlées par les services de police ?
Si la réponse est oui, il existe en conséquence des disparités dans le traitement des délinquants. En effet, si les mêmes groupes d’individus sont davantage contrôlés et punis, il existe mécaniquement une probabilité accrue de leur surreprésentation dans la mesure de la délinquance. Dans un article de 2012 intitulé « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris » et paru dans Populations, Jobard et al. observent les contrôles d’identités effectués dans cinq lieux parisiens, parmi lesquels la Gare du Nord, Châtelet – Les Halles ou encore la place de la Fontaine des Innocents. Ils constatent dans leurs résultats que les individus contrôlés ne sont pas statistiquement représentatifs de l’ensemble de la population présente au sein de ces lieux, mais se distinguent par certaines caractéristiques parmi lesquelles on retrouve l’âge, le sexe, le style vestimentaire mais aussi l’apparence ethnique. Très généralement, tous lieux confondus, ce sont souvent des hommes jeunes habillés avec un style « jeune » qui sont les plus susceptibles de se faire contrôler. Jobard et Névanen essayent aussi de cerner la réalité statistique de l’expression « contrôle au faciès » régulièrement employée dans le débat public. Ils montrent que les minorités semblent, à caractéristiques égales, surcotées dans les contrôles de police. Cette constatation est à ajuster selon les lieux :
« Et si l’on sait que les jeunes hommes sont, depuis la création des polices modernes, la cible première des forces de police, il est très difficile d’arbitrer quant à l’importance respective de la couleur de peau et de la tenue vestimentaire. Il semble que pour un jeune homme noir ou maghrébin habillé décontracté, le risque est en réalité identique sur un certain nombre de lieux et plus élevé, toutes choses égales par ailleurs, sur l’un des sites lorsqu’on est maghrébin. ».
Aux Etats-Unis, Makowsky et al. montrent que des incitations à augmenter les revenus ne changent pas simplement la nature des infractions les plus visées par les arrestations. Elles peuvent aussi mener à des arrestations de populations ethniquement plus ciblées. Par exemple dans leur étude, les auteurs constatent qu’une incitation à générer plus de revenus entraient souvent l’arrestation de d’avantage d’afroaméricains ou d’américains d’origine hispanique.
Des disparités en fonction du mode d’enregistrement des données utilisé ?
Un changement de logiciel peut aussi induire une modification artificielle et des disparités dans la mesure de la délinquance. Il existe à ce sujet un rapport sur l’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure établi par Michel Rouzeau en 2013 (Rouzeau et al., 2013). Le rapport évoque notamment l’introduction d’un logiciel, Puls@r-MIS, en 2012, qui tentait de corriger la sous-estimation de l’enregistrement des plaintes. Le logiciel utilisait des menus déroulants pour assurer la concordance entre la nature de l’infraction et l’indexation de l’état 4001. Le logiciel a néanmoins entraîné des ruptures statistiques nombreuses avec la période pré-2012. La mesure de la délinquance a ainsi brusquement changé à la faveur d’une modification technique et informatique. Le logiciel a depuis été remplacé, mais sa mise en place illustre aussi une des possibilités existantes pour assurer une meilleure mesure du chiffre de la délinquance.
La figure ci-contre est tirée du numéro d’avril 2019 de la revue AJ Pénal (Dalloz). Elle présente les résultats d’une enquête de victimation : l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS). Les enquêtes de victimation permettent de compléter les chiffres de la délinquance obtenus par les statistiques policières. En l’occurence l’enquête CVS interroge environ 23 000 ménages français sur les éventuels faits dont ils ont pu être victimes dans les deux années qui précèdent l’enquête. Sur la figure ci-contre les individus se déclarant victimes d’une infraction ont été amenés à répondre si oui ou non ils avaient déposé plainte pour cette infraction (ou si ils s’étaient présenté au commissariat mais n’avaient pas déposé plainte).
La figure ci-contre illustre le lien qui existe entre la délinquance et sa représentation au sein des statistiques des tribunaux. Pour certaines infractions, la part de victimes déposant plainte est très élevée (vols, cambriolages). Pour d’autres en revanche, la part des plaintes déposées est largement inférieure à l’ampleur du phénomène : les violences sexuelles hors ménage (seuls 8% des répondants déclarent avoir porté plainte) et au sein du ménage sont particulièrement concernées. Il est souvent difficile pour une victime de violence sexuelle d’oser se déplacer en commissariat et de donner le nom de son agresseur.
Il est donc important de souligner que le volume des plaintes reçues par les TGI ne représentent qu’une partie de la délinquance en France.
La réponse pénale en France, avant même la construction de son chiffre, est donc impactée par les disparités de l’enregistrement des plaintes par la police : certaines infractions sont souvent sous-représentées, certains citoyens désirant déposer plaintes sont réorientés vers des mains courantes, des infractions peuvent être requalifiées… L’ensemble de ces éléments est à prendre en compte pour analyser pleinement les plaintes reçues par les TGI en France.
Affaires poursuivables et non-poursuivables
Chaque année, les parquets des TGI traitent près de 3 millions d’affaires, bien souvent après une transmission des services de police et de gendarmerie suite à des plaintes et des PV.
Mais plus de la moitié de ces affaires ne recevront jamais de réponse pénale sous la forme d’une condamnation, d’une peine ou d’une mesure alternative. Ces affaires sont en effet considérées comme non-poursuivables par le parquet, essentiellement pour deux raisons :
- soit parce que l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée (il n’y a pas assez d’éléments pour s’assurer qu’une infraction a été commise, ou il ne s’agit tout simplement pas d’une infraction) ;
- soit parce que l’enquête de police ne permet pas d’identifier un mis en cause qui pourrait faire éventuellement l’objet de poursuites. A moins que le magistrat décide de mener des investigations supplémentaires pour identifier l’auteur, l’affaire en restera là et ne fera pas l’objet d’une réponse pénale.
Le taux de réponse pénale néglige donc toutes ces affaires non-poursuivables, à savoir plus de la moitié des dossiers dont sont saisis les tribunaux.
Dans une étude récente dans la revue Questions Pénales, Antoine Jardin et Philippe Robert discutent justement des écarts dans les taux d’élucidation d’un type d’affaire à l’autre, et des liens avec les taux de poursuite.
L'évolution du taux de réponse pénale en France
Le taux de réponse pénale correspond à la part des auteurs dans des affaires poursuivables qui ne sont pas classées sans suite et font l'objet de poursuites ou d'alternatives aux poursuites. Ce taux a fortement augmenté entre 2004 et 2010, puis s'est stabilisé autour de 90-91%.
Cette augmentation témoigne d'abord d'une injonction politique pendant les années 2000, comme l'explique Virginie Gautron dans ses travaux. Le taux de réponse pénale est en effet un chiffre souvent repris sur la scène médiatique et politique et les pressions peuvent être nombreuses pour qu'il atteigne le niveau le plus haut possible, marqueur d'une "tolérance zéro" vis-à-vis des délinquants. De la même manière qu'a été plus haut évoquée la "chanstique" relative à l'enregistrement des données de la délinquance, les choix d'enregistrement d'une affaire comme étant poursuivable, non poursuivable, avec auteur ou sans auteur, sont le fruit de décisions laissant parfois une marge de manœuvre à l'agent qui s'en occupe. Si ce dernier veut produire des "bons chiffres", il aura donc tendance à faire des choix permettant de rehausser le taux de réponse pénale.
Mais cette hausse du taux de réponse pénale a surtout été obtenue grâce à l'émergence de nouvelles procédures introduites par le législateur et utilisées par les tribunaux de grande instance. Il s'agit soit de procédures alternatives aux classements sans suite et au procès, soit de procédures de poursuites avec jugement simplifiées.
La hausse des procédures alternatives
Les procédures alternatives au procès
Elles consistent en une alternative entre les poursuites ou les classements sans suite. Parmi les procédures alternatives, on trouve le rappel à la loi (pour environ la moitié des cas), la régularisation ou l'indemnisation, la réparation du préjudice, la médiation pénale ou encore l'orientation vers une structure sanitaire, sociale ou professionnelle.
Les procédures alternatives sont comptabilisées dans le taux de réponse pénale : elles peuvent donc être un moyen simple et peu couteux d'augmenter le taux de réponse pénale sans surcharger le circuit des poursuites avec audience, même si le contenu des mesures est alors parfois très maigre (comme dans le cadre d'un simple rappel à la loi - voir la vidéo ci-dessous).
En complément de ces procédures alternatives "traditionnelles", la composition pénale (non-représentée sur le graphique) a fait son apparition en droit français en 1999 et permet au Procureur de la République de proposer des sanctions comme une amende ou un travail non rémunéré, dès lors que le délit est de faible gravité et reconnu par son auteur. On compte environ 70 000 compositions pénales réussies chaque année, soit près de 6% de la réponse pénale.
Dans son article "Les pratiques des parquets face à l'injonction politique de réduire le taux de classement sans suite", Virginie Gautron établit la genèse de ces procédures alternatives, au début des années 1990. "Toutes les juridictions de l’étude ont considérablement réduit les classements en opportunité au profit des alternatives aux poursuites, qui répondent toutefois davantage aux exigences de gestion des flux qu’elles n’engagent une réelle démarche d’adaptation qualitative des sanctions." Ainsi, les procédures alternatives relèvent souvent davantage de l'alternative au classement sans suite que de l'alternative aux poursuites.
Le rappel à la loi est un exemple de procédure alternative au procès. Il consiste pour le Délégué du Procureur de la République, à rappeler la loi relative à l'infraction commise, pour un primo délinquant auteur d'une infraction de faible gravité. Dans la pratique, le rappel à la loi est parfois effectué directement par un officier de police judiciaire, ou bien envoyé par courrier postal.
A propos des rappels à la loi, Virgine Gautron explique que "la principale vertu qui leur est accordée par les magistrats interrogés est d’accroître le taux de réponse pénale sans encombrer davantage les autres circuits alternatifs, pour un coût modique sinon moindre qu’un classement pur et simple, et avec pour effet de restreindre, au moins partiellement, le mécontentement des victimes."
En 2021, le projet de loi pour la confiance en l'institution judiciaire est en cours d'examen au Parlement : il contient notamment la suppression des rappels à la loi, jugés peu efficaces et peu dissuasifs.
La hausse des procédures simplifiées
Les modes de poursuite devant le tribunal correctionnel ont également évolué au cours des années 2000, avec la création de procédures simplifiées (par opposition aux procédures classiques qui sont plus lourdes et généralement moins rapides). L'objectif de ces procédures simplifiées consiste à nouveau à apporter une réponse pénale plus systématique sans trop surcharger les audiences.
- L'ordonnance pénale est une procédure simplifiée qui permet au procureur de fixer une sanction sans débat préalable. Depuis 2003, elle s'applique à de nombreuses infractions, notamment l'ensemble des délits routiers. Elle est applicable aux délinquants non récidivistes et entraîne une condamnation pénale, la sanction ne pouvant pas aller jusqu'à la prison. Si l'ordonnance est refusée par le juge, ou que le délinquant fait appel, une procédure classique est engagée.
- La CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité) est une procédure simplifiée plus sévère, qui peut mener à une peine de prison. Elle a été introduite en 2004. Lors d'une audience avec le délinquant, qui plaide coupable, le procureur fixe une condamnation. C'est au juge de la valider. S'il refuse, une procédure classique est alors engagée.
Pour aller plus loin
En France
Duthé, G., Hazard, A. & Kensey, A. (2014). Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque. Population, 69, 519-549
L'article utilise des données socio-démographiques détaillées pour analyser le profil des détenus les plus vulnérables au suicide en France.
A l'étranger
Hjalmarsson, R. and Lindquist, M., (2020) "The Health Effects of Prison". CEPR Discussion Paper No. DP1521
Les auteurs travaillent sur la Suède, et sur une réforme allongeant le temps incompressible d'une peine de prison. Ils démontrent que cette réforme a des effets bénéfiques sur la santé des détenus, en réduisant le taux de suicide notamment. Les soins de santé en prison sont de nature à réduire les troubles mentaux dont souffraient les détenus avant d'être incarcérés.
Campaniello N., Diasakos M. et Mastrobuoni G. "Rationalizable Suicides : Evidence from Changes in Inmates' Expected lenght of sentence" Journal of the European Economic Association, V15 (2017) pp 388-428
En Italie, des réductions collectives de peine peuvent permettre à un nombre important de détenus de pouvoir sortir de prison plus tôt. Les auteurs observent que lorsque l'activité parlementaire est importante au sujet des réductions de peines, le taux de suicide au sein de la prison diminue. Les auteurs en déduisent qu'il existe dans la décision de se suicider chez certains détenus une part rationnelle.
Rapport de l'observatoire européen des prisons sur le suicide des détenus
Le rapport traite notamment des chiffres du suicide dans les prisons en Europe et de l'écart du taux de suicide en prison avec celui du taux de suicide en population générale.