L’inégale répartition des magistrats : quels écarts ? quels effets ?
Le métier de magistrat est très diversifié. Le magistrat est amené à exercer plusieurs professions au cours de sa carrière, et à changer de juridiction. La différence entre magistrat du parquet et magistrat du siège illustre bien la diversité du métier. Les magistrats du siège doivent rendre des décisions de justice, tandis que les magistrats du parquet requièrent l’application de la loi.
Les magistrats ne sont pas répartis uniformément sur le territoire : certaines juridictions disposent, pour un nombre d’affaires à traiter égal, de plus de magistrats que d’autres. Par ailleurs certaines juridictions sont relativement mieux dotées au parquet qu’au siège, ou inversement. Ces différences dans la répartition des effectifs sont de nature à influer sur les procédures choisies, et donc sur la réponse pénale.
La situation dans les Tribunaux Judiciaires en un coup d’œil
Les données sur la répartition des effectifs réels de magistrats en poste dans les différents tribunaux ne sont pas publiques. Cependant, les Circulaires de Localisation des Emplois (CLE) permettent de suivre les effectifs théoriques de juges et procureurs dans chaque tribunal. Certains syndicats professionnels produisent également des enquêtes sur les postes vacants. Nous utilisons ici les données issues des CLE produites par le Service des ressources humaines du Ministère.
En nous concentrant sur la ventilation des postes de magistrats dans les tribunaux judiciaires (TJ) et en rapprochant ces données des indicateurs d’activité pénale de chaque tribunal (comme ici le nombre d’auteurs orientés par le parquet chaque année), on peut en tirer quelques premières conclusions générales sur l’évolution de la charge de travail des magistrats au cours des années récentes, et sur la répartition de cette charge entre les différents tribunaux. Deux constats s’imposent :
- la charge de travail reste assez stable au cours des années récentes (à l’exception de 2020, année très particulière du fait des confinements) ;
- la charge de travail fait l’objet d’importantes disparités entre tribunaux judiciaires, avec des intervalles inter-quartiles (Q3 – Q1) généralement de l’ordre de 0,6 magistrats pour 1 000 auteurs. C’est près de 20 % de la dotation en moyens humains d’un tribunal moyen. Ces disparités peuvent atteindre des niveaux beaucoup plus élevés en comparant les tribunaux les moins dotés (les 25 % de TJ en dessous du premier quartile) et les tribunaux les mieux dotés (les 25 % au dessus du troisième quartile).
La répartition des magistrats en France : disparités départementales
Dans la suite de cette page, l’on se concentre sur les données allant de 2006 à 2013 (mise à jour à venir !) et l’on utilise le nombre de procès verbaux (PV) arrivant chaque année au parquet comme indicateur d’activité pénale.
La moyenne départementale du nombre de magistrats pour 1 000 PV à traiter est de 1,49 en 2013, soit de l’ordre de 670 affaires par magistrat et par an. La médiane vaut 1,44.
Sur la carte ci-contre, la diagonale “sud-ouest / nord est” semble être plus pourvue en magistrats que la reste de la France Métropolitaine. La Corse elle aussi présente un nombre de magistrats plus élevé que la moyenne. Les départements qui présentent le plus grand nombre de magistrats pour 1 000 affaires sont la Creuse, le Cantal ou encore la Meuse, ainsi que les départements corses. Ces départements ont la particularité commune d’être peu peuplés par rapport à la moyenne en France métropolitaine.

Des disparités géographiques relativement stables
- Le graphique animé ci-contre souligne que ces disparités géographiques ont tendance à se perpétuer d’une année sur l’autre (sur la période 2008-2013 au moins) : la diagonale “sud-ouest / nord-est” présente un nombre relatif de magistrats plus important que le reste de la France.
- Le bleu légèrement plus foncé au cours des années illustre la légère augmentation du nombre de magistrats pour 1 000 affaires entre 2008 et 2013, même si les moyens humains dont dispose la justice française sont encore aujourd’hui loin des standards européens.
Note pour l’année 2011 : les département sont colorés de manière très claire au cours de l’année 2011 à cause d’un pic dans le nombre de plaintes et PV enregistrés cette année-là, qui s’explique en réalité par le déploiement du logiciel Cassiopée dans les juridictions et par la fusion de certains tribunaux (aboutissant à des double-comptages de certaines affaires).
La corrélation entre la population départementale et le nombre de magistrats pour 1 000 affaires traitées est particulièrement visible sur le graphe ci-contre : les magistrats opérant dans les départements les moins peuplés sont relativement plus nombreux que les autres.
Magistrats du siège et magistrats du parquet : quelle répartition ?
La carte ci-contre fait état de la répartition des magistrats du parquet – les procureurs – et des magistrats du siège – les juges – en France, en 2013. Le rapport entre procureurs et juge est en moyenne de 0,34 ; en médiane de 0,33. En France en moyenne, on compte donc environ un parquetier pour trois juges.
Le rapport était sensiblement le même partout en France : l’écart type étant à peine de 0,04 . Néanmoins certains TGI faisaient exception : à Saverne le rapport était seulement de 0,2. Il y avait donc peu de procureurs, et c’était une tendance qui semblait commune à l’Alsace et à la Lorraine. D’ailleurs, cette tendance fut confirmée sur les années précédentes : depuis 2010, la région compte relativement peu de procureurs. À Mende en revanche, le rapport était de 0,5 ce qui peut s’expliquer par la très petite taille du TGI.
Depuis 2010, le rapport entre magistrats du parquet et magistrats du siège est très stable, autour de 0,34.
Quelles conséquences ?
Les moyens humains impactent évidemment le fonctionnement de l’institution judiciaire, à la fois sur la quantité d’affaires traitées et sur la qualité de ce traitement. Dans la littérature scientifique, il est régulièrement montré un lien très clair entre nombre de magistrats, spécialisation de ces magistrats, et nombre d’affaires traitées : il existe bien une “fonction de production” de la justice (voir la rubrique Pour aller plus loin). Le manque de magistrats pèse donc bien sur la réponse pénale et sur sa qualité.
De même, la répartition des effectifs entre siège et parquet peut aussi avoir des effets. On peut en effet imaginer qu’un tribunal où les parquetiers seraient en nombre particulièrement importants par rapport aux juges du siège, prendront des décisions d’orientation différentes : ils pourraient par exemple éviter de surcharger les audiences présidées par leurs collègues du siège, en utilisant des procédures alternatives aux poursuites ou des procédures simplifiées.
C’est ce que tend à montrer le graphique ci-contre pour l’année 2013 : plus le rapport parquet / siège est élevé, plus le taux de procédures classiques diminue (au profit des autres procédures donc). En d’autres termes, plus le parquet d’un tribunal est relativement doté par rapport au siège, plus les procédures classiques de jugement avec audience sont délaissées dans la réponse pénale.
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Les points représentant chaque TGI sont colorés en fonction du groupe de juridiction auquel appartient le TGI. Il est à noter que les tribunaux les plus volumineux présentent un rapport légèrement plus élevé que le reste des tribunaux. La position des points bleus, sur le côté droit du graphique, peut en témoigner. Les ratios extrêmes dans l’échantillon sont souvent obtenus par les plus petits tribunaux, qui ne disposent que de très peu de magistrats. Un écart de un ou deux magistrats peut alors induire une différence importante dans le ratio.
Pour aller plus loin
À l’étranger
COVIELLO, D., ICHINO, N. & PERSICO, N., “Measuring the Gains from Labor Specialization : Theory and Evidence”, Working Paper, 17/12/2017.
Les auteurs estiment les effets de la spécialisation du travail sur la productivité en utilisant un environnement judiciaire offrant un cadre quasi expérimental bien adapté à cet objectif. Dans cet environnement, les juges se voient attribuer aléatoirement de nombreux types d’affaires différentes. Cette attribution génère des séquences aléatoires d’affaires du même type, créant ainsi des phénomènes de mini-spécialisation indépendants des caractéristiques des juges ou des affaires. Les auteurs estiment que lorsque les juges reçoivent davantage d’affaires d’un certain type, ils deviennent plus rapides, c’est-à-dire plus susceptibles de clôturer des affaires de ce type lors de l’une des audiences correspondantes. La qualité, mesurée par la probabilité d’un appel, n’est pas affectée négativement. Ils concluent que le canal par lequel ces effets opèrent est l’apprentissage par la pratique, et qu’il peut être généralisé à d’autres types d’emplois.
CLARK, T., ENGST, B. & STATON, J., “Estimating the Effect of Leisure on Judicial Performance”, The Journal of Legal Studies
vol. 47(2), June 2018, pp. 349-390.
Des recherches antérieures suggèrent que les préférences naturelles pour les loisirs influencent la manière dont les juges fédéraux exercent leur fonction. Les auteurs examinent dans quelle mesure les incitations aux loisirs réduisent la rapidité de travail des juges et la qualité de leur travail. Ils exploitent une expérience naturelle provoquée par un événement sportif annuel qui crée des distractions différentes selon les juges. À l’aide d’un modèle de double différence, ils montrent, parmi les juges des cours d’appel fédérales, que la participation de l’alma mater d’un juge au tournoi de basket-ball masculin de la National Collegiate Athletic Association ralentit le rythme de rédaction des avis et, à terme, en nuit la qualité, même en tenant compte du temps supplémentaire que les juges consacrent à leur rédaction. Les résultats suggèrent que les incitations aux loisirs influencent d’importantes préoccupations normatives pour une justice rapide et de qualité.
ENGEL, C. & WEINSHALL, K., “Manna from heaven for judges: Judges’ reaction to a quasi-random reduction in caseload”, Journal of Empirical Legal Studies, vol. 17(4), 24/11/2020, pp. 722-751.
Quel est l’impact de la charge de travail sur la prise de décision judiciaire ? L’augmentation des effectifs judiciaires est-elle efficace pour améliorer les services judiciaires ? Pour répondre à ces questions, les auteurs exploitent une expérience naturelle, quasi aléatoire, menée au sein du système judiciaire israélien. En 2012, six greffiers principaux ont été nommés dans deux des six districts des tribunaux d’instance. Le choix des districts était motivé par des raisons indépendantes de la performance judiciaire. Dans ces deux districts, la charge de travail civile par juge a été considérablement réduite. Les auteurs constatent que cette réduction a eu un impact significatif sur le processus et les résultats de la prise de décision judiciaire. Les juges travaillant dans des tribunaux à charge de travail réduite ont investi davantage de ressources dans la résolution de chaque affaire. Cet effet est principalement à l’avantage des plaignants, qui ont plus de chances de gagner, de recouvrer une part plus importante de leurs créances et d’être remboursés des frais de justice. Ils analysent les implications pour la gestion judiciaire et les théories relatives à la prise de décision judiciaire.
YANG, C., “Resource constraints and the criminal justice system: Evidence from judicial vacancies”, American Economic Journal: Economic Policy, 8(4), November 2016, pp. 289-332.
Dix pour cent des postes de juges fédéraux sont actuellement vacants, mais l’impact de ces postes sur les résultats de la justice pénale est mal connu. En utilisant les décès de juges et l’admissibilité à la retraite comme indicateurs de vacance, l’auteur constate que les procureurs classent davantage d’affaires pendant les vacances. Les accusés poursuivis sont plus susceptibles de plaider coupable et moins susceptibles d’être incarcérés pendant les vacances, tandis que les accusés en détention provisoire sont plus susceptibles d’être incarcérés. Le taux actuel de postes vacants a entraîné une réduction de 1 000 détenus par an par rapport à un système judiciaire doté de tous les effectifs, soit une baisse de 1,5 %.